Installé dans un TGV lancé à 300 km/heure, je traverse la Lorraine en direction de Nancy. Géraldine Krin, conseillère régionale Les Écologistes m’attend à la gare. C’est elle qui a organisé cette journée de rencontres consacrée à la réindustrialisation de son territoire.
Avec l’adoption d’un Plan régional « 500 relocalisations » en 2022 par la Région Grand Est, elle connaît bien les enjeux économiques locaux. Débloquer du foncier pour attirer des entreprises et créer des emplois ? « Nous y sommes bien-sûr favorables”, dit-elle avant de préciser : “Mais il faut le faire correctement : quel type d’industrie doit-on relocaliser ? Dans quelles conditions ? Comment encourager les industries qui cherchent à réduire leur impact écologique ? Il nous manque encore une vision, une trajectoire à laquelle il faut travailler!”
À peine le pied posé sur le quai, nous débattons déjà des enjeux économiques qui me mobilisent depuis que je suis devenu député ! Une discussion passionnante que nous poursuivons en voiture vers l’usine Saint-Gobain à Pont-à-Mousson. Même si le poids de l’industrie a régressé avec la mondialisation, ce secteur d’activités demeure important pour l’économie du Grand Est et représentait 26 milliards d’euros en 2018. “On a une part d’emplois industriels plus importante ici qu’au niveau national, précise Géraldine Krin. Cela représente 15 % des emplois à l’échelle de la région.” En arrivant aux abords de la petite ville de Meurthe-et-Moselle, je perçois les deux hauts-fourneaux du site.
“Saint-Gobain à Pont-à-Mousson, c’est un peu comme Peugeot à Sochaux !”
Une seule cheminée brûle désormais à Pont-à-Mousson. Cette combustion ici comme ailleurs n’est pas sans conséquence : des poussières volent dans l’atmosphère et les rejets de CO2 sont persistants. Avec plus de 400 000 tonnes d’émissions de CO2 par an, Saint-Gobain PAM Canalisation fait partie des 50 sites industriels que l’État accompagne vers la décarbonation. Dix sont d’ailleurs situés dans le Grand Est. Nous nous garons sur le parking de l’usine sidérurgique qui est tout bonnement gigantesque. Depuis 1750, elle fait partie intégrante du paysage local et donne actuellement du travail à 1200 salariés sur les quatre sites du département (une moitié des salariés à Pont-à-Mousson et l’autre à Blénod-lès-Pont-à-Mousson, Foug et Toul). Nous sommes accueillis par Johan Ohling, conseiller municipal écologiste, qui nous annonce d’emblée : “Saint-Gobain à Pont-à-Mousson, c’est un peu comme Peugeot à Sochaux !” C’est dire si l’identité et l’histoire de la commune sont mêlées à celle de l’entreprise Saint-Gobain et de ses hauts-fourneaux.
La matinée se déroule en deux temps : d’abord, nous visitons l’usine avec la direction puis nous discutons avec les représentants syndicaux. Ici sont produits des tuyaux de fonte ductile made in France pour l’assainissement, des plaques d’égout et de la robinetterie pour les réseaux. Chaque jour, un à deux kilomètres de conduites sortent de l’usine. Leader mondial il y a 20 ans, l’activité locale est aujourd’hui fortement concurrencée par la Chine ou l’Inde qui tirent les prix vers le bas, et produisent des tuyaux de moins bonne qualité. En 2021, Saint Gobain PAM Canalisations subit une restructuration juridique mais l’activité ne cesse pas et son capital n’a pas encore été ouvert à des investisseurs étrangers, en l’occurrence chinois. Alors que la direction voit dans l’eau “un bien stratégique” et croit à la reprise du marché des canalisations, les responsables syndicaux sont moins confiants : “Globalement c’est que du court terme. C’est du cash, du cash et du cash. Saint-Gobain est décidé à vendre à tout prix”, nous confient-ils.
Tout le monde a un copain ou un frère qui travaille à l’usine
Effectivement, avec la hausse du prix de l’énergie, la fonderie de Saint-Gobain est en perte de rentabilité et un plan de départ volontaire a déjà été mis en place au niveau national. Pourtant, avec le soutien de l’Etat, des investissements massifs ont été réalisés : le plus grand four électrique bas carbone d’Europe a remplacé un four à gaz en 2021. Il permet à la fois de réduire les émissions de CO2 mais aussi de réaliser une économie importante en eau de refroidissement. Un deuxième four électrique à 20 millions d’euros est dans les cartons. L’entreprise annonce vouloir réduire ses émissions de CO2 entre 60 % et 80 % d’ici 2030. “C’est un virage écolo majeur et une bonne nouvelle pour l’eau qui est un bien commun très important pour la municipalité, estime Johan Ohling qui observe déjà moins de rejets dans l’atmosphère. Tout l’enjeu est de parvenir à un équilibre financier en suivant ce modèle écologique”, résume-t-il.
Mais ces changements ne sont pas très bien acceptés par les salariés. “Les syndicats font valoir le savoir-faire des ouvriers de la métallurgie dans le but de conserver leur emploi avant tout. Pour eux, c’est le plus important, m’explique l’élu local, d’ailleurs ils sont très impliqués dans la vie de l’entreprise et proposent des stratégies de développement à leur direction.” Ils attendent que notre pays planifie un grand programme d’investissements pour rénover nos réseaux d’eau très dégradés et ainsi donner de la perspective aux industriels français. Ce plan éloignerait le spectre d’un rachat par un investisseur étranger. Dans la ville de Pont-à-Mousson, tout le monde a un copain ou un frère qui travaille à l’usine, alors la possibilité d’un plan de licenciements hante les esprits.
En 2024, nous sommes vraiment sur une ligne de crête : “La transition écologique ne peut pas être l’excuse pour des plans sociaux ou du chômage technique, résume Géraldine. En même temps, on ne peut pas asphyxier le territoire avec des usines implantées sans concertation et des conséquences néfastes pour notre environnement.” Nous sommes tous les trois écologistes et notre conviction, c’est que cette transition peut et doit avoir des conséquences positives sur les conditions de travail et aussi en terme de santé publique.
“Fût un temps, les fours de Saint-Gobain alimentaient un réseau de chaleur local. Les familles d’ouvriers s’en souviennent et c’est dommage que cela ait été abandonné. C’est une solution qui ferait sens aujourd’hui, à la fois pour produire une énergie pas chère, réduire les factures énergétiques, tout en récupérant la chaleur fatale produite par les fours”, observe Géraldine. “Il y a des marges de manœuvres, continue Johan, on peut réduire le trafic routier engendré par l’usine, en utilisant plus le rail et le fluvial par exemple. En tout cas, cette transition, il faut la faire avec les gens et surtout la rendre désirable.”
Alors, ça serait ça le job des écologistes ? Rendre désirable la transition ?
J’y crois et je crois aussi que leur rôle est de discuter à la fois avec la direction des entreprises et avec les syndicats. En tant qu’élus, nous devons montrer les possibilités, encourager les initiatives qui vont dans le bon sens, et il y en a pleins ! Pour le démontrer, les membres des Écologistes à Nancy profitent de ma venue pour organiser une table ronde sur les nouvelles formes de développement économique. En fin de journée, nous saluons Johan et quittons Pont à Mousson, pour rejoindre Nancy et sa magnifique place Stanislas. À l’étage d’un café, des dizaines de personnes écoutent le récit des acteurs du territoire qui mènent des projets innovants voire précurseurs. Comme Davy Dao, fondateur de Dao, une marque de jeans de fabrication locale et responsable, conçus à l’aide de tissus composés de matières naturelles. “On essaie d’avoir un produit extrêmement local et le plus neutre possible”, explique-t-il.
À ses côtés, Monique Manoha, chargée de mission de la Cité du Faire présente l’histoire de ce tiers-lieu installé dans un ancien bâtiment industriel où travaillent des professionnels des métiers d’art. Une quarantaine de résidents y partagent un espace de près de 5 000 m2. « Nous voulons encourager un modèle économique vertueux en mettant à disposition des espaces de travail à un prix raisonnable, ainsi que des machines et des outils à mutualiser, explique-t-elle. Dans cette manufacture de proximité, nous produisons des objets du quotidien. C’est donc l’occasion de s’interroger sur nos besoins…” Enfin, c’est au tour d’Emmanuel Paul de Képos, de partager son expérience au micro. Sa coopérative réunit un ensemble de très petites entreprises qui œuvrent à la transition écologique du territoire. “Nous proposons nos services à tout acteur public ou privé qui voudrait enclencher sa propre transition écologique. L’idée est d’aider à faire émerger de nouvelles activités de transition sur le territoire.” Pour lui, cet objectif est politique : “Il faut impliquer les ressources d’un territoire et consulter les habitants sur des projets qui les concernent. C’est une bonne façon de lutter contre la montée des extrémismes.”
Enfin, je prends la parole pour partager la vision que j’ai portée à l’Assemblée nationale à l’occasion du débat législatif sur la Loi pour une industrie verte en 2023. Finalement, une autre conception du progrès : encourager les projets coopératifs, relocaliser en fonction des besoins et des ressources du territoire, faire moins mais mieux, intégrer les besoins sociaux et les limites planétaires, mutualiser les ressources… Des objectifs qui me paraissent aujourd’hui plus concrets qu’hier !
Illustrations : Titwane