« Une fois que vous êtes dans l’Aude, vous ne voulez plus en partir, car il n’y a pas de plus bel endroit au monde ». C’est avec ces mots que Sandrine Sirvent, conseillère départementale écologiste, présente son territoire lors d’une table ronde sur le thème de l’avenir économique à laquelle j’interviens en avril 2024. Malgré ses atouts, l’Aude dans le sud du Languedoc est un des départements les plus pauvres de France métropolitaine. Ensemble, nous débattons de la relance des activités industrielles qui permettrait de générer de nouveaux emplois qualifiés. Une réindustrialisation locale, choisie et planifiée à l’échelle régionale, mobilisant tous les acteurs de terrain et prenant en compte les besoins et les ressources de ce bassin de vie. Avec l’extension de Port-La Nouvelle que je visite également lors de cette journée, nous rentrons dans le vif du sujet, en abordant les multiples impacts à la fois sociaux et environnementaux d’un projet industriel de grande envergure.
Un chantier titanesque
Site pilote de la transition énergétique de la Région Occitanie, le bassin portuaire de cette petite ville de 5700 habitants vit une transformation faramineuse avec la construction et l’élargissement de digues, la création d’un parc logistique et de quais… Ces aménagements d’agrandissement vont permettre la construction d’une ferme d’éoliennes en mer et d’une unité de production d’hydrogène vert. La société Qair, producteur indépendant d’énergies renouvelables, mène ces deux chantiers : trois éoliennes de 108 mètres de haut sont en train d’être installées à 18 kilomètres du littoral méditéranéen. Elles reposeront sur de gigantesques flotteurs et produiront 110 millions de Kwh fin 2025. Quant au projet d’écosystème d’hydrogène vert, il dépend de la construction d’un électrolyseur alimenté par une source d’électricité renouvelable photovoltaïque (Hyd’Occ), et bénéficie du soutien de l’État via le plan de relance économique et de la Région Occitanie.
Une Région à énergie positive
Pour Carole Degla, la présidente de Région, “ces infrastructures pilotes permettront à l’Occitanie d’être autonome en énergie dès 2050.” Elle met en avant l’intérêt des énergies vertes produites localement pour l’environnement, mais aussi l’impact positif pour l’économie locale et régionale : “L’ensemble des habitants de Port-La Nouvelle bénéficieront des retombées économiques de cette nouvelle filière, tant par les activités générées sur le port que par les effets indirects sur le tissu économique”, explique-t-elle. Il est vrai que la société Qair mise à “100% sur les entreprises régionales” pour mener les travaux de conception, de fabrication et d’installation des éoliennes, “engendrant 600 000 heures de travail pour la fabrication des flotteurs uniquement”.
Mais cette ambition a des limites ! 200 emplois ne sont pas pourvus sur le chantier Eolmed. Les salariés manquent à l’appel ou sont formés en Haute-Garonne pendant huit à douze mois, précise Jean-Sébastien Lasbouygues, directeur opérationnel. Un temps long et de nombreux acteurs à coordonner pour obtenir une main d’œuvre locale, regrette l’industriel qui observe en France un retard systémique en matière d’énergie renouvelable. “Les seuls qui sont à l’heure ne sont pas français ! C’est toute une culture industrielle que nous devons rebâtir”, estime-t-il.
Port de la discorde
Dans les cartons depuis 10 ans, ce chantier fait couler beaucoup d’encre. Il divise la population et ne fâche pas seulement les pêcheurs directement impactés par les constructions en mer et l’accélération du va-et-vient de navires de plus en plus gros. Un collectif rassemble les opposants – beaucoup d’associations de protection de l’environnement – depuis 2021. Ils ont choisi comme nom : Balance ton port. Lorsque je rencontre ces habitants, ils me décrivent les impacts écocides du projet : la destruction d’un kilomètre de plage sauvage (la Vieille Nouvelle) en bordure de la réserve naturelle du port, la perturbation des échanges naturels entre les lagunes et l’espace maritime, la destruction de centaines d’hectares de fonds marins sur lesquels seront déversés les sédiments dragués dans l’enceinte portuaire, et bien-sûr la chute de la biodiversité.
D’un point de vue économique aussi, ces riverains contestent la stratégie des élus régionaux. Selon eux, sous couvert de transition énergétique, ce nouveau port augmentera le transport de marchandises avec un site pouvant désormais opérer de plus grands navires, grâce à l’augmentation des zones de manutention et de stockage. Des porte-conteneurs venus de loin, transportant du soja pour les animaux en provenance du Brésil ou des hydrocarbures. En somme, ils perçoivent plutôt cet énorme projet comme une opération de greenwashing, profitable aux actionnaires privés qui détiennent 51 % du capital de la SEMOP, la société d’économie mixte à opération unique qui assure la gouvernance portuaire.
Une boussole écologique et sociale
Sur le terrain, les bulldozers s’activent sous nos yeux et rien ne pourra maintenant les arrêter. Les autorisations administratives ont été accordées, et d’ici quelques mois les trois premières éoliennes flottantes de France seront mises en fonctionnement. Était-il possible d’encourager une filière d’énergie renouvelable sur ce territoire sans pour autant accroître les capacités du port ? Comment faire pour accélérer la transition énergétique et réduire notre dépendance aux énergies fossiles, tout en protégeant l’environnement ? Produire toujours plus, sans boussole écologique et sociale, est-il bien raisonnable ?
La réponse à ces questions doit être collective : les énergies renouvelables ont un rôle crucial à jouer pour décarboner notre mix énergétique, y compris dans l’industrie, mais à certaines conditions ! Par exemple, en produisant seulement l’énergie dont nous avons besoin, au plus près des lieux de consommation, et en fonction des spécificités du territoire et de ses propres limites. En outre, l’ancrage local des projets et leur appropriation par les citoyens sont des facteurs essentiels pour déclencher un cercle vertueux. Ils favorisent le dialogue et la protection du bien commun, avec une attention globale aux ressources et aux flux d’un territoire. Ce type de parcs solaires ou éoliens réunissant citoyens et collectivités locales dans les organes de gouvernance existent partout en France et sont des exemples à suivre !