Il est des semaines où l’actualité prend des virages qui marquent les trajectoires des années à venir. C’est ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui avec un bouleversement copernicien de notre monde. Je vais m’attarder sur deux actualités brûlantes (au sens propre !), qui sont deux coups de semonce : les résultats des élections en Allemagne et les trois ans de la guerre en Ukraine.

De l’Allemagne, où le péril grandit… 

Les résultats ont déjà été beaucoup commentés mais je résume les grandes lignes des résultats des élections du Bundestag : une victoire médiocre des conservateurs du CDU (le deuxième pire score de son histoire), une percée inédite des néo-nazis de l’AFD (qui multiplie par 2,5 ses suffrages), un effondrement historique des sociaux démocrates du SPD ( leur pire résultat de l’après-guerre), un rebond de la gauche radicale de Die Linke (qui atteint les 8,77%). Les Verts parviennent quant à eux à limiter la casse en perdant aussi des plumes (11,6%). 

Ce nouveau rapport de force appelle plusieurs analyses :

1. On le sait mais il est toujours utile de le rappeler : la gauche est forte lorsqu’elle assume une parole (et des actes !) de gauche. La défense coûte que coûte du libre-échange et son refus de réformer le « frein à la dette » (qui limite le déficit public à 0,35 % du PIB) a coûté cher au SPD : le plus vieux parti politique allemand s’effondre. Quant aux Verts, qui avaient fait campagne pour « combler le vide laissé par Merkel au centre », ils perdent 33 sièges sur les 118 qu’ils détenaient. C’est une leçon à garder : pour gagner, la gauche et les écologistes doivent incarner une rupture avec le monde néolibéral. On la lit aussi dans le relatif bon score de Die Linke.

2. La submersion du mouvement néo-nazi, notamment en Allemagne de l’Est, est une alerte. C’en est fini de cette particularité allemande qui voulait qu’il n’y ait pas d’extrême-droite forte dans le pays. En cohérence avec ce qui se passe partout en Europe, celle-ci devient la première opposition du Bundestag. On retiendra que son vote a été dopé par une campagne éclair menée quasi-exclusivement sur le sujet de l’immigration, avec des propositions maximalistes qui ont dépassé ses propres frontières. On se souvient également du lobbying actif de Musk et Vance en faveur du mouvement néo-nazi. Si l’on peut raisonnablement penser que ces ingérences, en scandalisant une large partie de l’opinion publique, ont provoqué un vote « barrage », on peut craindre qu’à l’avenir, cet effet s’amenuise.

3. Cette montée de l’extrême-droite est directement liée à une peur panique qui entoure le sujet de la désindustrialisation. La récession en cours, la hausse du chômage, la chute libre du secteur automobile, sont des facteurs explicatifs du vote. Dans une symétrie qui fait penser au contexte français (en plus tardif), le départ des usines, la perte de fierté pour un pays qui s’est construit sur son industrialisation haut de gamme… provoquent les sentiments de déclassement et d’humiliation. Et forcément, la recherche de boucs émissaires. La figure de l’étranger vient cristalliser ces peurs et ce ressentiment.

4. Il est primordial de mener de front la bataille antifasciste. Face aux errements des partis traditionnels à l’égard de l’AfD (à commencer par la CDU qui a coupé le cordon sanitaire en votant avec eux un texte sur l’immigration, ce qui a provoqué des manifestations immenses dans le pays), le mouvement Die Linke a porté une voix claire et forte sur le rejet de l’extrême-droite. Il a ainsi porté la voix d’un mouvement antifasciste, dans le sens historique du terme. Il aurait aussi été soutenu par les activistes du climat, et par les jeunes femmes. Il y a là un gender gap qui doit nous interroger, tant les jeunes femmes ont voté pour Die Linke quand les jeunes hommes étaient tentés par le vote de l’extrême-droite.

5. L’échec relatif du mouvement de Sahra Wagenknecht, un mouvement rouge-brun qui voulait « transcender » la gauche et l’extrême-droite en créant un mouvement anti-immigration, montre une nouvelle fois qu’emprunter le langage de l’extrême-droite revient à souffler dans ses voiles. Mais ses 2,5 millions de voix ne disent pas rien, et il faudrait les ajouter aux 10,3 millions de l’AfD pour avoir une plus juste idée du poids de l’extrême-droite.

L’Allemagne se retrouve donc avec pour nouveau chancelier un homme, Friedrich Merz, qui était déjà député il y a 36 ans. Les deux partis qui structuraient la vie politique allemande, la CDU et le SPD, réunissent moins d’un électeur sur deux (bien qu’ils obtiennent encore 60% des suffrages chez les séniors). A gauche, les partis paraissent pour l’essentiel en panne sèche de projets et de récits, incapables d’entraînement et de propositions.

Il y a un gros travail à faire dans les prochains mois pour rebâtir une alternative de gauche, unie et ambitieuse, pour contrer la montée de l’AfD. En face, l’extrême-droite déroule un catalogue de monstruosités. Ultralibérale et favorable à la « remigration », bien décidée à en finir avec les énergies renouvelables, Alice Weidel multiplie ses références au régime nazi, poussant toujours plus loin le bouchon de l’horreur. Quant à la Russie, elle en est une grande alliée et partage tout de l’obsession nationaliste, conservatrice et autortaire de Vladimir Poutine. Remarquons que c’est une tendance lourde pour toutes les extrêmes-droites : leur fameux « souverainisme » cesse là où débutent leurs inféodations… c’est-à-dire très vite. Cela nous amène à faire un détour de quelques milliers de kilomètres pour nous intéresser à l’Ukraine. 

à l’Ukraine, où l’avenir du monde se joue…  

Trois ans. Qui pouvait se douter en 2021 que la guerre russe contre l’Ukraine allait durer autant ? Les Ukrainiens repoussent toutes les limites, faisant payer très cher à l’envahisseur le moindre mètre carré de son territoire et multipliant les contre-offensives. Je formule avant tout le vœu que cette année marque la fin de ce conflit. La paix, mais pas à n’importe quel prix.

La volte-face de Donald Trump, qui a pris les devants en négociant directement avec la Russie et en faisant sien le narratif poutinien à l’égard de l’Ukraine, marque un tournant décisif. Ce n’est pas le seul, je pourrais citer aussi le discours rempli de provocations de Vance à la Conférence de Munich. Quoiqu’il en soit, la direction prise est claire. En 2025 s’achève donc la Pax Americana qui tenait le monde depuis 1945. Le droit international est bafoué de tous les côtés, et on semble vivre un grand retour des puissances impériales qui se partageraient le monde, dans le mépris le plus total de la souveraineté des peuples. Passée la tétanie, il nous faut tirer encore des leçons :

1. Je suis pacifique et je ne suis pas un partisan de la course à l’armement. Toutefois, chacun reconnaîtra que la dépendance aux armes des autres est problématique, surtout dans ces circonstances nouvelles. De la même manière que je refuse l’externalisation des gaz à effets de serre pour ne pas les assumer, il me paraît nécessaire, quand cela est possible, que nous produisions nous-même nos armes et que nous soyons maîtres de cette production, y compris pour la réorienter. Si la France est le pays le mieux pourvu de l’Union en matière d’armement, la situation au niveau européen est franchement très mauvaise. Nous constatons que le fétichisme du libre-échange a sapé l’industrie sur tout le continent. Résultat : trois ans après l’invasion russe, l’Union Européenne produit trois fois moins d’obus que la Corée du Nord, qui a le PIB de l’Isère. Il faut définitivement tourner le dos à ce modèle économique qui nous appauvrit et nous rend vulnérables, pour nous autonomiser dans la production de l’armement.

2. Cette souveraineté en matière d’armements vaut évidemment aussi en matière énergétique. Pour la seule année 2024, notre dépendance au gaz nous a conduit à payer plus de 2,5 milliards d’euros à la Russie. Ou comment saper de la main gauche les timides efforts tentés de la main droite. On réalise ici que la transition énergétique n’est pas seulement une voie vers le climat ou la justice sociale : elle est aussi un chemin stratégique qu’il nous faut emprunter si l’on veut échapper à des dépendances qui nous tiennent. Une urgence, à l’heure où les conservateurs et le RN fourbissent leurs armes au Parlement européen pour abattre le Pacte Vert.

3. La diplomatie ayant horreur du vide, le retrait américain va nécessairement provoquer l’invention d’une nouvelle architecture de défense européenne. On peut être certain que la France, seul Etat membre à disposer de l’arme nucléaire et doté de l’armée la plus opérationnelle de l’UE, sera en première ligne dans la redéfinition de ce dispositif – d’autant que l’Allemagne, au regard de son histoire, s’est toujours refusée à devenir une puissance militaire. L’élection comme chancelier de Friedrich Merz, autrement plus volontariste que Scholz en matière de réarmement, rebat aussi les cartes en la matière. La question est donc de définir cette nouvelle architecture, ce qui m’amène au point 3.

4. Si l’on veut être sérieux dans l’édification de cette nouvelle doctrine, nous, parlementaires et représentants du peuple français, devons y être pleinement associés. Je me désole de voir ce sujet, si important et souverain, absent des discussions à l’Assemblée nationale. L’enjeu est d’organiser une réelle concertation nationale parce que, sur ce sujet plus qu’un autre, on n’avancera pas sans et contre les Français. Si l’on parle de sécurité nationale, on doit pouvoir mettre toutes les options sur la table et les examiner. De l’avenir de l’OTAN à celui de l’Union européenne en passant par d’autres formes d’alliances et d’associations, nous devons repenser les engagements de notre pays et notre place dans le monde. Je pense notamment aux pays du Sud et à la Chine qui peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux.

5. Cela exige aussi d’être clairvoyants et lucides sur la nature des menaces qui pèsent aujourd’hui sur nous. L’offensive de Vladimir Poutine en Ukraine doit être arrêtée parce que s’il gagne dans ce pays, son appétit se déploiera ailleurs. La menace pèse aussi bien sur l’Europe centrale, la Pologne, les Pays baltes. Elle pèse aussi sur nous : les actions de déstabilisation menées sur notre territoire, parfois en période électorale, constituent des attaques violentes contre notre modèle démocratique, social, culturel. Jusqu’à quand allons-nous tolérer ces formes d’ingérences ? On ne rappellera jamais assez le soutien de Poutine aux extrêmes-droites, dont le Rassemblement National, en tant qu’acteurs de division et de défiance. Nous devons documenter, analyser, expliquer, cette manière nouvelle – les militaires disent « hybride » de faire la guerre.

6. Par voie de conséquence, notre aide à l’Ukraine doit être déterminée et conséquente, en matière financière et militaire. La Russie ne nous respectera que lorsqu’elle respectera notre force. Trump a prouvé qu’il raisonne de la même manière. Il faut donc assumer un soutien franc à l’Ukraine, d’autant que le retrait américain est une très mauvaise nouvelle pour le front. Entendons les besoins de notre allié, notamment en matière d’anti-missiles, et organisons notre système de production en fonction. Nous devons aider les Ukrainiens à encaisser le choc militaire et forcer la main de Poutine pour que l’offensive cesse. Le moment échéant, il faudra aussi se préparer, quand la paix sera obtenue, à déployer des forces européennes sur le territoire ukrainien comme garanties de sécurité.

7. Notre solidarité doit être pleine et entière, d’abord vis-à-vis du peuple ukrainien, mais aussi du peuple russe sous l’emprise de Vladimir Poutine. Les poches de résistance qui émergent ici ou là – je pense notamment à celles et ceux qui sont allés commémorer la mémoire d’Alexeï Navalny, assassiné par le régime – doivent recevoir notre plus vif soutien. Ces peuples sont martyrisés par un tyran qui devra un jour, le plus tôt je l’espère, rendre compte de ses actes devant les juridictions internationales. Ne sous-estimons pas l’importance des résistances civiles face aux dictatures. L’exemple récent syrien, où Poutine a longtemps joué les tortionnaires pour Bachar al-Assad, nous rappelle qu’aucun régime n’est indéboulonnable.

Dans ce monde qui se transforme à vitesse grand V, où les saluts nazis tendent à se banaliser et où la haine, les outrances et les provocations remplacent petit à petit le glossaire du droit international, nous devons tenir droit. C’est parce que nous entrons dans la nuit que nous avons besoin de lumières. Me vient cette phrase d’Albert Camus, qui dit tout de ce que nous vivons : « Notre tâche consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Employons-nous y.