Lors de son interview le 13 mai dernier pour adresser les “défis de la France”, Emmanuel Macron a acté son refus de nationaliser ArcelorMittal pour sauver les 636 emplois menacés de suppression sur sept sites dans le nord et l’est du pays, dans le cadre du sinistre plan de délocalisations de l’Europe vers l’Inde du géant de l’acier. Déjà en 2012, alors Ministre de l’Economie, il avait convaincu François Hollande de s’opposer à la nationalisation de l’entreprise voulue par Arnaud Montebourg. 13 ans plus tard, la question revient comme un  boomerang à Emmanuel Macron qui la balaie d’un revers de la main au nom de la baisse de la dépense publique et du marché européen. 

 

Cette attitude dit tout de l’absence de stratégie industrielle claire. On donne tout au privé, on se dépossède de ses capacités stratégiques, on laisse faire le marché. Et tant pis si la main invisible n’est là que pour se servir. Depuis 2012, ArcelorMittal n’a jamais investi les sommes promises. Les chiffres sont édifiants : 400 millions d’euros de dividendes reversés chaque année à ses actionnaires. Plus d’un milliard d’euros de bénéfices en 2024. D’après une enquête de Disclose, le groupe aurait par ailleurs amassé « au moins 4,7 milliards d’euros d’aides publiques européennes depuis 2008 ». Comment analyser alors le silence du pouvoir ? Le gouvernement, si communicant quand il s’agit de promouvoir les  gigafactories ou des technologies de rupture, est aux abonnés absents lorsque des entreprises d’intérêt stratégique national menacent d’arrêter la production sur notre sol d’activités indispensables à notre souveraineté industrielle. Dans son logiciel, l’acier ne ferait-il pas un peu trop « ancien monde » ?

 

Dans cette affaire, le défaut d’anticipation de l’État est flagrant. La suspension du projet de transformation des hauts-fourneaux de Dunkerque et la fermeture en 2024 de deux sites rentables (Denain et Reims) étaient des signaux que les ouvriers, eux, avaient très bien entendus. Mais nul n’est plus sourd que celui qui ne veut pas entendre et les pouvoirs publics ont depuis longtemps sombré dans la surdité volontaire. L’inondation du marché européen par l’acier chinois, bas de gamme et à un coût extrêmement bas, n’a pas non plus provoqué de réaction ni française ni européenne. Comment voir dans cet immobilisme autre chose qu’un sabotage ? Celles et ceux qui sont attachés à l’industrie le savent bien : il est quasiment impossible de reconstruire ce qui a été cassé. Un outil de production qui part ne revient jamais, et il emporte avec lui savoir-faire, infrastructures, technologies non substituables. Bref, une saignée. Et celle-ci n’en finit pas. Sidérurgie, céramique, verre, automobile, chimie, cimenterie…  la CGT a annoncé au début de l’année plus de 300 plans de licenciements, soit plus de  300.000 emplois sur la sellette. Elles frappent partout. À Tours et Crolles, c’est STMicroelectronics qui “se réorganise en raison d’un changement de stratégie”. Résultat, 1000 emplois en moins en France et le tout dans un cynisme financier. Fermetures partout, État stratège nulle part. Face à ce cataclysme, nous ne pouvons nous contenter des manœuvres dilatoires d’Emmanuel Macron. Notre responsabilité est de reprendre la main. Une voie existe : la planification. Le retour de l’Etat stratège s’impose. 

 

C’est le sens d’une proposition de loi que j’ai écrite pour protéger les entreprises stratégiques d’intérêt national. De la même façon que certains produits sont parfois exclus des règles de la concurrence et de libre-échange (pensons au gel hydroalcoolique pendant la Covid-19), je crois que certaines entreprises, quand leur importance dépasse leur seule valeur boursière, doivent être protégées du libre-marché. Ce mécanisme de “mise sous gestion publique exceptionnelle” s’envisage comme un nouvel outil juridique afin de maintenir des productions essentielles à la maîtrise de nos dépendances et protéger les emplois. Ainsi, nous arrêterions de subir la prédation de Mittal et d’autres multinationales. C’est une manière de lui redonner du souffle et de protéger le tissu industriel français d’une vente à la découpe

 

En mettant sous gestion publique exceptionnelle ArcelorMittal (cela diffère de la nationalisation car c’est un outil juridique temporaire qui ne transfère pas la propriété de l’entreprise), nous donnerions aussi à celle-ci le temps de se restructurer et de trouver un repreneur viable. Pendant cette phase transitoire, je propose qu’un administrateur spécial, désigné par le premier ministre et nommé pour chaque procédure, organise des consultations avec les syndicats, les salariés et les collectivités, et qu’un fonds souverain de sauvegarde industrielle abondé par l’Etat apporte les financements nécessaires pour faciliter la reprise.

 

Quand notre souveraineté est menacée, ce fonds de sauvegarde industrielle permet de faire face à l’urgence, le temps de trouver une solution pérenne, qu’il s’agisse d’une cession, d’une nationalisation ou encore d’une reprise sous forme coopérative par les salariés. Ne reproduisons pas les erreurs de Vencorex. Nous avons bradé à la Chine ce fleuron industriel en difficulté près de Grenoble alors qu’un projet de reprise par les salariés sous forme de SCIC était sur la table. Au lieu des 275 emplois que ce projet de reprise promettait de sauver, seuls 54 le seront par le groupe chinois Wanhua que le tribunal de commerce a jugé plus crédible, notamment parce que les financements n’ont pas été réunis par les salariés.

 

On sait que la crise actuelle liée à la sous-demande est vouée à passer : entre la politique de réarmement et la nécessaire réindustrialisation du pays, l’acier va redevenir le métal stratégique qu’il n’a pas cessé d’être. Renouer avec l’État stratège, c’est privilégier, pour une fois, l’intérêt du pays à celui des actionnaires. C’est agir au niveau européen pour bloquer les importations de l’acier chinois. C’est acter l’importance de la filière acier pour notre souveraineté économique et industrielle. C’est tout faire pour préserver les emplois alors qu’à Dunkerque, une famille sur 5 vit de l’activité d’ArcelorMittal et que la branche sidérurgique emploie plus de 300.000 personnes. C’est enfin investir et accompagner les entreprises pour une industrie plus verte et décarbonée. L’acier est l’un des cinq grands matériaux responsables de plus de la moitié des émissions industrielles (avec le ciment, l’aluminium, le papier, le plastique). Les sites industriels de Dunkerque et de Fos-sur-Mer représentent à eux seuls près de 25 % des émissions industrielles de CO₂ en France. L’avenir de l’acier passera donc forcément par sa décarbonation. C’était ce qui était dealé avec ArcelorMittal avant cette annonce de suppression de postes et de report. Qu’il est loin, l’air triomphant de Bruno Le Maire, qui annonçait advenir « une nouvelle révolution industrielle » ! C’était pourtant il y a moins d’un an. La révolution industrielle, la vraie, est celle qui passera par la gestion publique exceptionnelle d’ArcelorMittal.

 

Au-delà d’Arcelor, cet outil s’ajouterait à d’autres existants, (par exemple le décret Montebourg pour répondre aux investissements étrangers prédateurs) pour que nous ne regardions pas les trains dérailler, avec ce brin de compassion pour les salariés qui masque mal l’impuissance publique. 

 

C’est une priorité stratégique. C’est un impératif écologique. C’est aussi un absolu social. La règle de trois devrait donc s’imposer. Deux exemples frontaliers nous apprennent que le politique peut agir quand, de ce côté-ci de la Manche et des Alpes, Emmanuel Macron nous assure du contraire. En Italie, l’État a refusé de se laisser faire par ArcelorMittal et a mis sous tutelle l’un des plus importants hauts-fourneaux d’Europe. En Grande-Bretagne, qui s’y connaît en matière de prédations du privé, le gouvernement de Keir Starmer a contraint l’entreprise British Steel à poursuivre son activité sur le site de production d’acier de Scunthorpe, en prenant le contrôle sur ses deux derniers hauts-fourneaux.  

 

À terme, nous pouvons envisager la nationalisation même si elle n’est pas la seule voie possible. Quelque soit la solution choisie, c’est un changement de stratégie économique qui sera nécessaire pour donner une perspective concrète à la production d’acier dans notre pays. L’État n’est pas toujours obligé de tenir la corde pour qu’elle soit tendue, et il faut d’abord une stratégie et des carnets de commande pour donner un horizon à l’activité économique. 

 

Je suis cependant convaincu que l’engagement public sera la porte d’entrée et la porte de sortie de ce scandale industriel. En nous mobilisant, nous pouvons sauver les emplois et les sites menacés, et pérenniser une activité essentielle à la nation. Nous devons faire d’ArcelorMittal l’acte I de notre planification industrielle.