A Rouen, je rencontre les ex-salariés de la Chapelle Darblay, la papeterie de Grand Couronne. Cette usine, c’est tout un symbole. Fin 2019, l’actionnaire scandinave UPM annonce sa décision de fermer le site et le licenciement de 250 salariés. C’est une aberration sociale mais aussi environnementale car la Chapelle Darblay est alors l’unique entreprise française de recyclage et de fabrication de papier journal 100 % recyclé. Un pilier de l’économie circulaire sur le territoire national et un acteur emblématique dans la région normande.
A une table de café, Arnaud Dauxerre me raconte son engagement pour conserver les emplois et démontrer les potentialités de l’outil de production. Avec ses collègues syndicalistes, ils déploient une énergie folle pour porter un projet de relance et convaincre les institutions, les collectivités, les clients… Finalement en mai 2022, la Métropole de Rouen Normandie vote la préemption du terrain et des machines, puis un nouvel exploitant Véolia rachète le site. Cinq ans plus tard, tout n’est pas perdu mais le sort de l’usine est suspendu à la recherche de fonds pour que le repreneur Groupe Fibre Excellence puisse relancer l’activité. Cette lutte est racontée dans un film L’Usine, Le bon, la brute et le truand en salle actuellement.
Les chevilles ouvrières de la réindustrialisation verte de notre pays sont aussi dans les usines. Nous discutons de la place des salariés dans les organes décisionnels et comment des fermetures arbitraires, au nom de l’intérêt économique privé, bouleversent leur vie et l’avenir de tout un écosystème territorial.
Vous étiez cadre à la Chapelle Darblay depuis 2007 et vous avez participé à la lutte aux côtés de vos collègues syndicalistes, ouvriers ou techniciens. Comment vous êtes-vous engagé ?
J’ai d’abord eu envie de me présenter aux élections du personnel par curiosité, pour mieux comprendre le fonctionnement de l’entreprise. J’ai beaucoup appris aux côtés des syndicats au sein du Conseil social et environnemental (CSE). Nous avons pu appréhender les problématiques du groupe finlandais auquel appartenait notre entreprise en participant aux réunions à l’échelle européenne : ses filiales, ses branches, ses usines… Nous avons progressivement compris sa logique qui consistait clairement à fermer des capacités uniquement pour accroître sa compétitivité. Puis c’est tombé sur nous : en 2014, une première fermeture de machine a été annoncée, avec la suppression de 196 emplois. C’est là que la bataille a commencé. Moi, même en étant cadre et proche de la direction, je ne me suis pas du tout retrouvé dans ces valeurs-là. Les licenciements sont un drame social ; la machine qui était mise à l’arrêt au nom des intérêts privés était pourtant profitable et nous n’avons pas accepté qu’elle s’arrête. Grâce à notre action syndicale, nous avons pu mettre sur la table de véritables projets alternatifs pour que vive cette entreprise !
Vous avez essayé de solliciter tous les acteurs du territoire pour empêcher cette fermeture. Comment cela s’est-il passé ?
La baisse de profitabilité ne peut plus suffire à justifier la fermeture d’un site. Si on prend en compte les enjeux environnementaux ou sociétaux d’une telle décision, on peut démontrer son absurdité. Maintenant que l’usine de la Chapelle Darblay est fermée, on envoie les papiers à recycler de près de 24 millions d’habitants trieurs en Allemagne. Ils font 10 000 millions de kilomètres supplémentaires en camion chaque année pour revenir sous forme de papier journal. C’est choquant ! L’enjeu, c’était de sauver nos emplois – en négociant le Plan de sauvegarde de l’emploi, c’est ce que faisait le syndicat – mais aussi de gagner du temps pour chercher des acteurs pour la reprise du site et retarder autant que possible les procédures de licenciement qui sont hyper rapides.
Comment avez-vous fait concrètement ?
Il a fallu d’abord identifier les élus décideurs qui ont la compétence économique et les différentes parties prenantes pour s’adresser aux bonnes personnes tout de suite. On a insisté pour qu’une commission industrielle soit mise en place en présence de tous, avec les services de l’Etat, la préfecture et le commissaire aux Restructurations et Prévention des difficultés des entreprises (CRP). Nous avons travaillé pour mettre sur la table un état des lieux de la situation objectivée par des études et des experts indépendants. Nous avons proposé 10 projets précis pour l’avenir de l’entreprise, avec la volonté d’y travailler avec l’ensemble des acteurs de la filière et du territoire. On n’était pas dans la défiance mais dans l’envie de construire.
A quoi a servi cette commission industrielle ?
Elle a permis de donner plus de consistance à notre action et de montrer l’intérêt d’une coopération entre territoire et industrie. L’ancrage local de l’entreprise est déterminant ! C’est tout un territoire qui a été mobilisé et ainsi le rapport de force se déplace en dehors de l’usine. Je pense qu’il faut imposer un droit d’ingérence positive du territoire en imposant un dialogue permanent plus approfondi avec les acteurs économiques ; et quand une entreprise décide de le quitter, d’aller jusqu’à questionner la légitimité de l’acteur économique sortant de choisir le type de projet qu’il souhaite pour le remplacer, voire le droit de propriété : plutôt que d’être détruit, le site – si la réutilisation des équipements industriels est possible et réaliste – peut tomber dans le droit commun et devenir la propriété du territoire ou de l’Etat, de façon à ce que l’industriel ne puisse pas faire ce qui lui plait. Aujourd’hui, la Loi Florange qui prévoit qu’une entreprise de plus de 1000 salariés qui ferme doive s’employer à trouver un repreneur avant sa liquidation est totalement vidée de sa substance. Il faut reconsidérer ce dispositif pour qu’il atteigne son objectif. A la Chapelle Darblay, nous avons réussi à solliciter l’ensemble des acteurs et à approfondir le sujet. On faisait quelque part un Florange bis. Ça a surpris dans le monde politique mais ça n’a pas empêché la fermeture du site.
Selon vous, comment faire rentrer la démocratie dans l’entreprise ?
Face à des choix économiques souverains, que pouvons-nous réellement faire ? Les enseignements de cette lutte doivent être mis à profit. J’ai repris des études de sciences politiques pour travailler sur ce thème de la mobilisation collective à l’épreuve des restructurations industrielles. Il faut s’engager en tant que salarié ! Nous sommes salariés mais aussi citoyens. Il faut s’intéresser à la vie de son entreprise dans un territoire et au sein de l’écosystème territorial. Par la force des choses, certains sujets de société doivent s’inviter dans les CSE comme les questions énergétiques, la mobilité… Cela existe, c’est l’éco-syndicalisme. Les syndicats historiques prennent en main ces questions, on le voit avec le pacte pour le pouvoir de vivre ou l’alliance écologique et sociale. Le syndicalisme évolue mais il faut faire bouger nos interlocuteurs et être entendus.
Alors comment favoriser le dialogue social ?
Les lois Auroux en 1982 ont, pour la première fois, rendu obligatoires les négociations collectives en entreprise. J’estime qu’il faut aller plus loin et introduire plus de codétermination en permettant de manière plus significative et impactante l’implication des représentants des salariés dans les gouvernances des entreprises, comme c’est le cas en Allemagne ou en Scandinavie. L’objectif est de peser plus sur les décisions industrielles qui nous concernent. A la Chapelle Darblay, nous aurions pu gagner du temps en participant en amont de la fermeture aux discussions sur l’avenir du site, avec l’industriel au sein des instances représentatives. Au lieu de ça, aujourd’hui, l’usine est fermée et nous avons perdu beaucoup beaucoup trop de temps.