J’écris ces lignes de retour de Mayotte. En tant que vice-président de la Commission des affaires économiques, j’étais dans la délégation emmenée par la présidente Aurélie Trouvé pour mieux cerner les enjeux de l’archipel, plus de deux mois après le passage du cyclone Chido. C’est un voyage dont on ne revient pas indemne.
Si le séjour a été rapide, tout ce que j’ai pu voir, écouter, ressentir, m’a ouvert à des compréhensions et à des questionnements que le regard à distance rend souvent inaccessibles. Cela m’a permis de mieux appréhender l’examen de la loi-programme que le gouvernement présentera en juin à l’Assemblée. Je rentre en métropole avec une foule de ressentis et d’informations que je dois désormais structurer, hiérarchiser, pour qu’ils dessinent une réponse politique au drame du cyclone. C’est l’enjeu de cette écriture. En jetant sur papier mes perceptions, en prenant chaque problème pour mieux l’observer et (tâcher de) le résoudre, en assumant la complexité, je crois formuler un récit imparfait mais nécessaire. J’ajoute une brique à la réflexion collective qui fonde une « autre » histoire mahoraise, qui reste pour beaucoup à écrire et à raconter.
Je ne peux prétendre avoir compris en deux jours la réalité de la vie mahoraise, mais j’ai mis un pied sur une rive que je souhaite explorer, comprendre. Ainsi, je voudrais transformer les « pourquoi » en « comment ». Chercher à faire du trouble, de l’inconfort, de la colère… des forces vives et transformatrices de l’existant. Pour ne pas rester les bras ballants face à la catastrophe humanitaire, je fais le pari de cette écriture-alchimiste.
Ceci est donc le premier billet d’une série de trois textes. J’ai auprès de moi des collègues de mon groupe politique qui connaissent très bien l’archipel, et à qui je destine aussi ces mots. Je pense par exemple à Dominique Voynet, qui a été directrice de l’Agence Régionale de Santé à Mayotte.
« Chido » signifie « miroir » en mahorais. C’est bien ce qu’aura été le cyclone : un miroir de Mayotte, un miroir des vulnérabilités du 101ème département français, un miroir de ses immenses fragilités qui ne se voyaient pas toujours.
La première chose qui m’a sauté aux yeux en arrivant dans l’archipel, c’est précisément ce que je ne voyais pas. Je ne parle pas de ce que le cyclone a pu balayer. La plupart des bangas (constructions en tôles ondulées) sont d’ailleurs aujourd’hui ressorties de terre, hissées par la nécessité pour des milliers de personnes de retrouver un semblant de toît. A La Vigie, l’un des plus anciens et grands bidonvilles de Mayotte, à la densité impressionnante (6000 habitants au m² !), j’ai vu ce fourmillement d’habitats insalubres qui renaissent de leurs débris, signes d’une pauvreté qui, elle, est bien ressortie renforcée du cyclone.
Non, quand je parle de ce que l’on ne voit pas, je veux parler des infrastructures qui rendent la vie digne. Je veux parler de tous ces services que l’on ne regarde plus, en métropole, mais qui sont les conditions d’une vie décente. Je veux vous parler d’eau potable – les deux retenues collinaires et la station de désalinisation sont très loin de correspondre aux besoins des Mahorais. Je veux vous parler des câblages, avec l’électricité, les réseaux téléphoniques et la connexion internet qui sont totalement sous-dimensionnés et très loin d’être fiables au quotidien. Je veux vous parler des routes, dans un état largement détérioré, des transports publics qui manquent (je pense notamment à la fréquence très insuffisante des passages de la Barge entre Petite Terre et Grande Terre). Je veux vous parler des écoles publiques, en sous-nombre par rapport aux besoins et trop souvent dans des états indécents, la rotation des élèves étant en plusieurs endroits la règle. Je veux vous parler des lieux de formation professionnelle et continue, des centres de recherche, des équipements sportifs, culturels, socioculturels… Partout, c’est le vide qui domine, ou les ruines. Je crois que j’aimerais écrire qu’ils ont été balayés par le cyclone, mais c’est une autre catastrophe qui est à l’œuvre ici. Un cyclone dont l’œil est bien plus proche de nous.
Pendant tout mon séjour à Mayotte, j’ai été marqué par ce paysage qui, du point de vue des services publics, ressemble plus à un désert pour ses habitants . Ce sont tous les pans de l’existence qui sont concernés : pour les Mahorais, la quête de dignité commence à la naissance et est un combat sans fin. Comment peut vivre ici la promesse républicaine de liberté, d’égalité, de fraternité ? Mayotte paye ici un sous-investissement chronique. Je me rappelle les mots méprisants d’Emmanuel Macron à un Mahorais au lendemain du cyclone : « si c’était pas la France, vous seriez 10.000 fois plus dans la merde ». Est-ce vraiment la France, le délaissement de ce département depuis plus de 20 ans ? Est-ce toujours la France, les inégalités vis-a-vis du reste du territoire avec un RSA 50% moins élevé, une CMU inexistante, un SMIC et des allocations plus faibles – alors que la vie y est plus chère ?
Ce sous-investissement structurel des pouvoirs publics à Mayotte nous rend aveugles. Là-bas, l’Etat avance à tâtons, sans connaître ni la population, ni la réalité du territoire. Faute de pouvoir estimer le nombre d’habitants, on est dans l’incapacité de calibrer l’action des pouvoirs publics au regard des besoins des Mahorais. Même plus de deux mois après la catastrophe Chido, le bilan humain n’est pas connu avec précision. J’ai entendu la promesse d’un recensement qui va bientôt être lancé. N’est-ce pas contradictoire de le faire après la loi Programme, qui vise justement à « planifier à hauteur des besoins » ? La réalité, c’est que l’Etat n’a pas agit à hauteur des besoins de son 101ème département, et qu’il a laissé grossir les problèmes. L’économie informelle et l’habitat insalubre ne se sont pas installés dans l’archipel, malgré la présence des pouvoirs publics. Ils ont, au contraire, grossi de leur absence de capacités adaptées et la question reste posée, de volonté de changer la donne. J’ai beaucoup d’estime pour les services de l’Etat et les fonctionnaires que j’ai rencontrés et qui essaient d’agir sur place, autant que possible. Mais on ne peut administrer un territoire – a fortiori un archipel avec une situation aussi complexe que Mayotte – avec la seule bonne volonté des agents. Ce travail est voué à l’échec s’il n’est pas accolé à un vrai effort de l’Etat central d’investissement, de présence, d’accompagnement effectif.
Le cyclone Chido, en balayant Mayotte, a révélé au monde ses vulnérabilités. L’absence de vie digne pour les Mahorais est devenue une habitude que nous devons conjurer à tout prix. Cela suppose de regarder en face la situation, telle qu’elle est. Cela nous amènera dans une prochaine note à traiter de la pauvreté dans l’île et de la réalité économique.