Il y a dix ans, l’équipe de Charlie Hebdo était massacrée par les terroristes Chérif et Saïd Kouachi. 12 personnes, assassinées dans un déluge de violence, payaient de leurs vies une liberté d’expression que l’hebdomadaire avait érigé en principe cardinal. Cet attentat monstrueux nous a tous traumatisés dans notre chair.  Et le pays entier vit depuis avec la marque indélébile de ce jour noir. 

Dix ans plus tard, on aimerait dire que la blessure a cicatrisé. 

Que les libertés ont gagné face aux fanatismes identitaires et religieux.

Nous étions toutes et tous Charlie, nous devons l’être aujourd’hui, dix ans après. Toujours. 

Je relis ces mots de Robert Badinter écrits dans Libération quelques heures après le massacre : « Allumer la haine entre les Français, susciter par le crime la violence intercommunautaire, voilà leur dessein, au-delà de la pulsion de mort qui entraîne ces fanatiques qui tuent en invoquant Dieu. Refusons ce qui serait leur victoire. Et gardons-nous des amalgames injustes et des passions fratricides. » (1)

Dix ans plus tard, avons-nous échappé à ces passions fratricides ?

Y avons-nous échappé, alors que le Rassemblement national, facilité par une macronie finissante, vient frapper de plus en plus fort aux portes du pouvoir ? Que tous les débats publics sur l’immigration et la laïcité sont travestis par des fake news et des obsessions racistes ? Que les fondements de notre Etat de droit sont remis en question, par exemple à Mayotte avec l’abandon du droit du sol ? Que les libertés individuelles et collectives ne cessent de refluer ? Que pour contrer le phénomène de sécularisation, des radicalités religieuses se font de plus en plus offensives contre la République ? Que les actes antisémites et anti-musulmans se multiplient et progressent dans la violence ? Que les manifestations identitaires se déploient partout dans le pays ? Que les médias de Bolloré font la promotion d’une France fantasmée, monochrome et prétendument menacée par le « Grand Remplacement » ? Que l’intolérance prend racine chez les plus jeunes générations ? 

Ce portrait est celui d’un pays travaillé par les tensions identitaires, éreinté par les excès et les anathèmes. En réalité, le débat public a plongé sec, et même certaines voix de Charlie Hebdo connues pour leur attachement aux libertés ont pris le chemin du serrage de vis sécuritaire, oubliant que celle-ci est une vis sans fin. Je renvois notamment aux errements de Philippe Val qui a fini par frayer avec la détestation des musulmans et l’intolérance crasse (2). Derrière cette trajectoire politique se dessine un basculement idéologique pour la société toute entière. Nous avons pris le chemin d’une « accélération réactionnaire » qui est aussi à l’œuvre ailleurs dans le monde. Et sur cette pente dure, nous n’avons pu que constater comment s’était affaiblie notre première digue : la laïcité.  

Car si nous commémorons aujourd’hui les dix ans du massacre de Charlie Hebdo, cette année est aussi celle des 120 ans de la loi de séparation des Églises et de l’État dite loi sur la laïcité. Promulguée dans un pays déchiré depuis la Révolution par « la guerre des deux France », elle visait explicitement à bâtir un esprit de paix et de concorde dans le pays contre les animateurs de guerre civile. Aristide Briand et celles et ceux qui ont fait ce texte, avait eu cette incroyable intelligence de proposer un équilibre encore si pertinent : d’un côté la République ne se mêle pas de la religion et garantit l’égalité entre les citoyens, de l’autre chacun.e a le droit de croire ou de ne pas croire sans pouvoir en être discriminé pour cette raison (liberté de conscience). La fraternité garantissait notre capacité à vivre ensemble dans nos différences. La laïcité à la française concrétise les valeurs de notre République

Aujourd’hui, nous voudrions retrouver l’esprit de ce texte abîmé, méconnu, travesti dans les débats publics et sur les plateaux télé. L’hystérisation politique du sujet dessert de plus en plus la force de paix et de concorde de la laïcité. 

Je me souviens après 2015 m’être engagé comme formateur pour développer un programme de formation sur la laïcité en direction de 10.000 agents publics. C’est cet esprit qu’il me semblait falloir défendre, réaffirmer. Faire de la laïcité une arme pédagogique pour faire vivre concrètement les valeurs “liberté, égalité et fraternité” de notre république. Et j’avais pu mesurer combien les interprétations religieuses tout comme anti-religieuses de la loi jouaient de manière néfaste. La loi, rien que la loi : ce n’est qu’ainsi que l’on pouvait durablement renouer avec l’esprit de 1905. 

Mais de la suppression abrupte de l’Observatoire de la Laïcité au naufrage des États généraux lancés par Marlène Schiappa, en passant par les coups de canif d’Emmanuel Macron quand il se rend à Lourdes ou fête Hanouka à l’Elysée, ces dernières années ont été émaillées d’attaques du pouvoir contre la laïcité. Tout à son souhait de s’accaparer et d’instrumentaliser ce principe pour en faire un argument électoral, la macronie l’a totalement vidée de sa substance. De la loi qualifiée par Jean Jaurès de « libérale, juste et sage », il ne reste désormais qu’un principe trop peu connu, tordu pour servir les agendas confusionnistes des uns et des autres. Et, comme souvent avec les principes républicains, sur les ruines de cette laïcité s’est développé son parfait contraire. C’est le discours des différences qui a pris pied, recyclant les obsessions maurrassiennes sur les soit-disantes racines chrétiennes de notre pays. C’est ce discours anti-laïc qui nous précipite dans le mur, ouvrant grand le piège pointé par Robert Badinter.

Si l’on doit retrouver et protéger l’esprit de la laïcité, c’est parce qu’elle est notre meilleur bouclier face aux attaques qui viennent des fanatiques religieux. Il y a ces marchands de mort et de terreur qui frappent, à Charlie Hebdo et ailleurs. Il y a eu l’attentat à Montrouge puis de l’Hyper-Casher. Le Stade de France. Le Bataclan. L’assassinat de Samuel Paty puis de Dominique Bernard. Il y a celles et ceux qui érigent les religions en vindicte politique contre la liberté, l’égalité et la fraternité. Qui attisent les divisions et les murs entre les Français. Face à ces artisans du chaos, la laïcité est une alliée qu’il nous faut chérir.  

En ce début d’année, et alors que nous commémorons aujourd’hui le souvenir tragique du massacre de Charlie Hebdo, je formule le vœu que nous renouions avec l’esprit de la laïcité. 

En quelques années, la loi de 1905 a soudé le pays, mis sous le boisseau des siècles de haine et de divisions, rendant notamment possible une union sacrée (celle de 1914) inimaginable quelques années plus tôt. Comment ne pourrait-elle pas aujourd’hui nous faire renouer avec la concorde et l’unité du pays ? Mais il faut pour cela lui redonner du sens. 

Elle doit être réaffirmée comme un objet d’apprentissage, non comme une morale abstraite énoncée arbitrairement, mais bien comme ce moyen si précieux de défendre nos valeurs républicaines. Elle s’apprend et elle s’exerce. Elle ne peut être perçue comme étant contre qui que ce soit mais bien comme étant pour tout le monde. 

Il faut pour cela donner à l’éducation nationale les moyens de l’enseigner dans les meilleures conditions. Veiller à son application concrète avec la règle d’égalité entre les cultes et entre les citoyens. Elle s’enseigne aussi tout au long de la vie et il faut sans cesse remettre sur l’établi cet enjeu d’une laïcité au service de la paix et de la concorde. 

La faire vivre en actes dans la représentation des élus, en refusant toute forme de clientélisme, quel qu’il soit. Refuser son dévoiement par une extrême-droite qui voudrait en faire une arme contre les musulmans. Tenir bon sur cette trajectoire, c’est faire tenir un piédestal sur lequel nous sommes toutes et tous.

Ce n’est qu’en renouant avec cet esprit, que nous pourrons éloigner définitivement le spectre de la division. Et nous donner les moyens, dix ans plus tard, de ne pas tomber dans ces guerres fratricides qui menacent. 

 (1) https://www.liberation.fr/societe/2015/01/07/robert-badinter-les-terroristes-nous-tendent-un-piege-politique_1175717/ 

(2) https://www.humanite.fr/medias/charlie-hebdo/philippe-val-celui-qui-a-vendu-lame-de-charlie-hebdo